samedi 10 décembre 2011

Angle mort

Il est bizarre, ce type.
Pas franchement beau, c'est le moins qu'on puisse dire. Un peu enrobé, des traits ordinaires et, surtout, les deux dents de devant qui appellent l'attention dès qu'il a le malheur d'ouvrir la bouche. Impossible de regarder ailleurs, on est happé d'emblée par son air de lapin rondouillard, à la fois très sûr de lui et pourtant affligé de ce qui ressemble, c'est clair, à une profonde tristesse.
S'il avait une aura, elle serait sûrement d'une teinte assez rare, une sorte de noir brillant. Mais il n'a rien de tel, pas le moindre début de charisme. Ni hauteur impériale ni proximité naturelle. Sa présence est banale, sans discrétion remarquable, et sa conversation suit la plupart du temps la frontière de l'ennui, avec juste ce qu'il faut de sophistication et de bons mots pour ne pas y sombrer trop visiblement le temps qu'il convient de rester sous peine d'avoir l'air de fuir.
Il y a pourtant quelque chose.
On ne s'en rend pas compte sur le moment, ou alors on n'arrive pas à mettre le doigt dessus, parce que tout dans son attitude est (rigoureusement) normal. Et aussi à cause des dents.
Par politesse, on essaie de ne pas trop les fixer, sauf que ça demande un tel effort de concentration qu'on ne pense bientôt plus qu'à regarder ailleurs. Et donc, bien sûr, les yeux y reviennent sans arrêt.
Il essaie de masquer son agacement, mais en vain. Peut-être d'ailleurs qu'il fait juste semblant. D'être exaspéré, ou de le dissimuler.
Au bout du compte on n'entend plus ce qu'il dit, encore moins ce qu'on raconte, et les échanges, par conséquent, ne durent jamais très longtemps.
C'est lorsqu'il n'est plus là que l'impression fugitive prend le poids d'une évidence : derrière son air insignifiant, ses propos sans intérêt, son apparence quelconque et son sourire disgracieux, ce type est, littéralement, une bombe sexuelle. À retardement.
Et on veut coucher avec. On veut coucher avec à tout prix.

Il y a des choses, comme ça, qui paraissent incompréhensibles. Des angles morts.      
Mais les gens dont on pense qu'on peut les voir sans les regarder, on ne voit pas qu'ils nous regardent. Encore moins comment.

mercredi 7 décembre 2011

Viens voir la cage dans ma tombe

On a la fâcheuse manie de regarder autour de soi pour vérifier qu'on est bien libre. Le moindre horizon, même relatif, se pose en rempart à l'inquiétude. On n'est pas enfermé donc on est libre. On respire.
Rien de plus faux, pourtant, rien de plus malhonnête que ce raisonnement superficiel où transparaît la hâte de chasser l'angoisse, d'en couvrir le bruit blanc, quand chacun sait au fond que scruter le décor c'est détourner le regard.
Ce que j'enferme en moi m'emprisonne au dehors.
Et plus on peuple de cris, même pas étouffés, jamais poussés, la cage qui attend grande ouverte dans l'ombre de chaque tombe, plus on s'éloigne au jour le jour de ce qu'on est, irréductible, aux moments de vérité.
Sous les gesticulations et parfois les danses il y a une cave et dedans comme une boîte à lettres où s'entassent les preuves d'humanité qu'on s'interdit. Des plaintes, des mises en demeure, des assignations. La dernière est une facture.
À mesure qu'on grandit un puits se forme et puis s'enfonce, vu qu'on mène une vie de nain.
Finalement on meurt en bas du tunnel debout et la cave se referme en tombe. La boîte à lettres a des barreaux. On n'en sortira plus.
Mais avant cela, toute l'existence est une prison centrifuge.
La porte de sortie se trouve au milieu de la pièce. On reste obstinément détenu à l'extérieur de soi, jamais seul, avec le monde gigantesque pour gardien, et sans cesse on se convainc qu'on évite le pire.
À raison, d'ailleurs. La liberté ne se partage pas.

dimanche 27 novembre 2011

Avenue Lénon

On a tous nos secrets. Souvent ce sont des choses inavouables, qu'on garde simplement pour soi parce qu'on ne peut pas les dire. Lorsqu'elles sont découvertes, le monde ne voit plus qu'elles, comme il en va de tout ce qui était caché une fois que la lumière se fait. La révélation travestit le moindre détail en oracle, et la vérité succombe à un silence bien souvent anecdotique. Il faudrait en somme ne rien occulter de sa vie pour avoir une chance de la finir autrement qu'en menteur. 
L'homme assis au centre de la pièce aurait sans doute aimé répondre que la transparence est une illusion, qui trahit précisément les plus coupables d'entre nous, mais il est mort il y a trois quarts d'heure. À présent les enquêteurs ont tout loisir de lui faire ce mauvais procès, au mépris de la déontologie la plus élémentaire qui devrait attirer leur attention sur ce que la scène a de flagrant dans son étrangeté.
Qu'on en juge.
Il n'y a pas de trace d'effraction ni de lutte. L'arme est encore sur les lieux, au sol, à quelques centimètres de la main droite, que la trajectoire des balles dit être celle, aussi, du tireur. Les deux officiers de police qui viennent d'arriver sur place ont vu chacun des centaines de cas similaires. Un suicide, un de plus. Cependant le visage du cadavre, ce qu'il en reste, leur est presque aussi familier que le Glock 19 qui a servi à le ravager. Le pistolet de service. Un collègue. Des dizaines de cas. Celui-ci est nu, les bras couverts de tatouages. Rien que de très ordinaire.
Beaucoup de sang tout de même.
Trop vite on les appelle dans son dos et ils découvrent alors ce qui va détourner leur esprit de l'essentiel, pourtant manifeste, au profit de la maigre jouissance, égocentrique, perverse et rassurante, du voyeur malgré lui, dont le regard infectieux par essence teinte de sordide jusqu'aux intimités les plus jalouses de leur innocence. Et la pureté minuscule devient énorme de son abjection.
De la nuque aux reins, la peau est barrée, saturée de cicatrices. Peu profondes. Certaines plus anciennes que d'autres. On dirait des coups de fouet, nombreux, infligés en plusieurs fois. Ou régulièrement.
C'est là qu'une autre histoire commence, quand les traces bavassent et les faits s'opacifient pour la simple raison qu'on n'avait personne à qui parler, ou qu'on voulait se garder dans la tête et la chair une chambre à soi.
Il aurait fallu prendre le temps de regarder le mort en face avant de lui passer dans le dos. Question de politesse, à défaut de respect. Dorénavant tout sera considéré sous le jour de la révélation paradoxale qu'il existe un secret, trou noir de la pensée factuelle, et les interprétations convergeront comme aimantées par l'obscène d'une vérité que l'on peut soudain rêver dévêtue.
Il s'ensuit par exemple que nul ne s'étonne plus en l'occurrence qu'un homme ne se soit pas contenté d'une seule balle pour mettre fin à ses jours.
Deux dans le genou gauche, une autre qui fait voler la main gauche en éclats, par le dessus, puis une vicieuse dans le bas-ventre et la dernière, définitive, entre les deux yeux. Il y a eu beaucoup de larmes. Une hésitation, aussi, dont les vestiges, si l'on daignait s'accorder un moment d'humanité, ne sauraient laisser âme indemne. Un peu de poudre et une légère brûlure sous le menton, sur la tempe droite, et de la poudre encore sur la langue et l'intérieur des lèvres. Les empreintes du désespoir lorsqu'il trébuche.
Mais tout cela ne compte plus guère et n'aura même jamais surpris car il y avait une putain de tache sur la cloche de verre, et pire : on a fini par la voir, pour ne plus voir que cela, comme une marque de doigt sur les lunettes ou le sang d'un moustique sur le pare-brise, avant l'étoilement.

lundi 21 novembre 2011

Les gens

Vous êtes la foule des absents, les déserts ambulants, morcelés par lots inconsolés. Vous êtes les gens. Il n'y a guère entre vous que la paix nécessaire et suffisante des solitudes repoussantes.
Coude à coude, tête entre les épaules, chaque agrégat d'inconsciences fait chemin sur une route effacée par le piétinement des légions impatientes. On efface les traces comme on les remplace, en les remplissant à chaque pas d'un nouvel identique.
Les gens deviennent la voie, la voie devient l'itinéraire. Il n'y a plus rien à emprunter, le temps cale, embouteillé, la norme n'est plus praticable et vous êtes les gens, qui jamais plus ne tournez. Surtout ne pas vous disperser, sous peine d'égarement, et de cerner l'abandon qui m'éparpille.
Le souffle circulaire de mon invitation projette le silence et vous laisse échevelés. Vous êtes les gens tout comme moi.

dimanche 20 novembre 2011

Gamburtsev

Je suis un passé que je n'ai pas connu. Des gens foulent un sol sans terre. Le blanc règne par défaut, c'est l'Antarctique. On s'aveugle de chercher ce qui n'existe pas car tout s'arrête à perte de vue. À bout de bras. L'absence emplit tous les instants, frappe en représailles à chaque pas, fait obstacle au regard. Il n'y a pas de ciel. Aucun relief à la surface, nulle trace en creux. Rien ne subsiste sur ce toit qui ne ressemble qu'à rien. Je suis un sommet à l'horizontale, une falaise sans précipice. Une aiguille qui se termine en continent. Ou peut-être un homme.

Grigori Gamburtsev a la tête ailleurs. Ses compagnons de route se figurent au pied du monde. Lui non. Il pressent que la neige où seuls fondent leurs pas, comme privés de présent, est en fait un plafond de nuages qu'ils ont le privilège d'emprunter. Et ce rêvant il vole.
Sous leurs bottes et près de six cent mètres de glace sommeille un fantôme. L'État de New York suffirait à peine à contenir ce colosse, qui tutoierait le Hoggar si toutefois le Sahara pouvait s'enorgueillir de prendre autant de place, de silence, que le désert où se trouve Gamburtsev, enfin et depuis si longtemps.
L'homme a passé sa vie à chuchoter, pour écouter venir les séismes. Il a bien entendu. Au fond de la cave de l'humanité, dans le congélateur, une chaîne de montagnes s'est retirée sans crier gare. Elle portera son nom. Le froid d'une plaine camoufle parfois des paysages dont la démesure et les accidents ne se se prêtaient plus au moindre horizon.

Je ne suis pas Grigori Gamburtsev et je n'en descends pas. Sa famille m'est étrangère. Je suis un volcan mort gelé, jamais enterré, simplement oublié dans un monde qu'on a refermé. Le ciel n'est pas tombé : il est devenu froid, si froid qu'il a pris forme, et substance. Une immense dalle de glace a parachevé mon tombeau. Je suis Gamburtsev.