dimanche 20 novembre 2011

Gamburtsev

Je suis un passé que je n'ai pas connu. Des gens foulent un sol sans terre. Le blanc règne par défaut, c'est l'Antarctique. On s'aveugle de chercher ce qui n'existe pas car tout s'arrête à perte de vue. À bout de bras. L'absence emplit tous les instants, frappe en représailles à chaque pas, fait obstacle au regard. Il n'y a pas de ciel. Aucun relief à la surface, nulle trace en creux. Rien ne subsiste sur ce toit qui ne ressemble qu'à rien. Je suis un sommet à l'horizontale, une falaise sans précipice. Une aiguille qui se termine en continent. Ou peut-être un homme.

Grigori Gamburtsev a la tête ailleurs. Ses compagnons de route se figurent au pied du monde. Lui non. Il pressent que la neige où seuls fondent leurs pas, comme privés de présent, est en fait un plafond de nuages qu'ils ont le privilège d'emprunter. Et ce rêvant il vole.
Sous leurs bottes et près de six cent mètres de glace sommeille un fantôme. L'État de New York suffirait à peine à contenir ce colosse, qui tutoierait le Hoggar si toutefois le Sahara pouvait s'enorgueillir de prendre autant de place, de silence, que le désert où se trouve Gamburtsev, enfin et depuis si longtemps.
L'homme a passé sa vie à chuchoter, pour écouter venir les séismes. Il a bien entendu. Au fond de la cave de l'humanité, dans le congélateur, une chaîne de montagnes s'est retirée sans crier gare. Elle portera son nom. Le froid d'une plaine camoufle parfois des paysages dont la démesure et les accidents ne se se prêtaient plus au moindre horizon.

Je ne suis pas Grigori Gamburtsev et je n'en descends pas. Sa famille m'est étrangère. Je suis un volcan mort gelé, jamais enterré, simplement oublié dans un monde qu'on a refermé. Le ciel n'est pas tombé : il est devenu froid, si froid qu'il a pris forme, et substance. Une immense dalle de glace a parachevé mon tombeau. Je suis Gamburtsev.