dimanche 27 novembre 2011

Avenue Lénon

On a tous nos secrets. Souvent ce sont des choses inavouables, qu'on garde simplement pour soi parce qu'on ne peut pas les dire. Lorsqu'elles sont découvertes, le monde ne voit plus qu'elles, comme il en va de tout ce qui était caché une fois que la lumière se fait. La révélation travestit le moindre détail en oracle, et la vérité succombe à un silence bien souvent anecdotique. Il faudrait en somme ne rien occulter de sa vie pour avoir une chance de la finir autrement qu'en menteur. 
L'homme assis au centre de la pièce aurait sans doute aimé répondre que la transparence est une illusion, qui trahit précisément les plus coupables d'entre nous, mais il est mort il y a trois quarts d'heure. À présent les enquêteurs ont tout loisir de lui faire ce mauvais procès, au mépris de la déontologie la plus élémentaire qui devrait attirer leur attention sur ce que la scène a de flagrant dans son étrangeté.
Qu'on en juge.
Il n'y a pas de trace d'effraction ni de lutte. L'arme est encore sur les lieux, au sol, à quelques centimètres de la main droite, que la trajectoire des balles dit être celle, aussi, du tireur. Les deux officiers de police qui viennent d'arriver sur place ont vu chacun des centaines de cas similaires. Un suicide, un de plus. Cependant le visage du cadavre, ce qu'il en reste, leur est presque aussi familier que le Glock 19 qui a servi à le ravager. Le pistolet de service. Un collègue. Des dizaines de cas. Celui-ci est nu, les bras couverts de tatouages. Rien que de très ordinaire.
Beaucoup de sang tout de même.
Trop vite on les appelle dans son dos et ils découvrent alors ce qui va détourner leur esprit de l'essentiel, pourtant manifeste, au profit de la maigre jouissance, égocentrique, perverse et rassurante, du voyeur malgré lui, dont le regard infectieux par essence teinte de sordide jusqu'aux intimités les plus jalouses de leur innocence. Et la pureté minuscule devient énorme de son abjection.
De la nuque aux reins, la peau est barrée, saturée de cicatrices. Peu profondes. Certaines plus anciennes que d'autres. On dirait des coups de fouet, nombreux, infligés en plusieurs fois. Ou régulièrement.
C'est là qu'une autre histoire commence, quand les traces bavassent et les faits s'opacifient pour la simple raison qu'on n'avait personne à qui parler, ou qu'on voulait se garder dans la tête et la chair une chambre à soi.
Il aurait fallu prendre le temps de regarder le mort en face avant de lui passer dans le dos. Question de politesse, à défaut de respect. Dorénavant tout sera considéré sous le jour de la révélation paradoxale qu'il existe un secret, trou noir de la pensée factuelle, et les interprétations convergeront comme aimantées par l'obscène d'une vérité que l'on peut soudain rêver dévêtue.
Il s'ensuit par exemple que nul ne s'étonne plus en l'occurrence qu'un homme ne se soit pas contenté d'une seule balle pour mettre fin à ses jours.
Deux dans le genou gauche, une autre qui fait voler la main gauche en éclats, par le dessus, puis une vicieuse dans le bas-ventre et la dernière, définitive, entre les deux yeux. Il y a eu beaucoup de larmes. Une hésitation, aussi, dont les vestiges, si l'on daignait s'accorder un moment d'humanité, ne sauraient laisser âme indemne. Un peu de poudre et une légère brûlure sous le menton, sur la tempe droite, et de la poudre encore sur la langue et l'intérieur des lèvres. Les empreintes du désespoir lorsqu'il trébuche.
Mais tout cela ne compte plus guère et n'aura même jamais surpris car il y avait une putain de tache sur la cloche de verre, et pire : on a fini par la voir, pour ne plus voir que cela, comme une marque de doigt sur les lunettes ou le sang d'un moustique sur le pare-brise, avant l'étoilement.